Depuis plusieurs semaines, Nouakchott est le théâtre d’un phénomène singulier : des ventes urgentes et massives de biens immobiliers de standing, concentrées dans les quartiers les plus prisés de la capitale. Villas, terrains, immeubles, sont proposés à des prix réduits, souvent bien en dessous de leur valeur de marché.
Ce mouvement s’accompagne de retraits bancaires importants, parfois en espèces, observés dans plusieurs établissements financiers. Les professionnels du secteur confirment une accélération des transactions atypiques, souvent conclues dans la précipitation et sans projet de réinvestissement identifiable. Ces événements, en apparence dispersés, traduisent en réalité un désengagement stratégique d’agents économiques disposant d’actifs importants.
Ce comportement survient dans un contexte politique et économique spécifique. Depuis 2023, le gouvernement mauritanien a engagé une série de réformes visant à renforcer la transparence fiscale, élargir l’assiette de l’impôt, et lutter contre la corruption patrimoniale. Plusieurs dossiers sensibles, touchant d’anciens hauts responsables, sont entre les mains de la justice. L’administration fiscale, encouragée par des bailleurs internationaux et le FMI, a durci ses contrôles. Cette évolution, bien que saluée au plan institutionnel, engendre une réaction de repli parmi les détenteurs d’actifs issus de circuits informels, non déclarés ou suspects. Ces individus, souvent proches de l’ancien pouvoir ou bénéficiaires de privilèges passés, semblent chercher à liquider leurs avoirs pour échapper à d’éventuelles procédures de saisie, de redressement ou de gel judiciaire.
Cette grave situation des ventes massives et précipitées de biens immobiliers à Nouakchott révèle une panique économique aiguë en Mauritanie, avec des conséquences financières et économiques potentiellement catastrophiques si elle n’est pas maîtrisée rapidement. Ce phénomène entraîne un retrait massif de liquidités hors de la sphère économique nationale. Une estimation prudente indique que si seulement 20% du patrimoine immobilier urbain est liquidé dans la panique, cela pourrait représenter un transfert d’au moins 150 à 200 millions de dollars hors du pays en quelques mois, privant ainsi l’économie de ressources cruciales.
Parallèlement, cette offre brutale et désordonnée de biens immobiliers provoque une chute des prix estimée entre 30% et 50% dans les quartiers clés de Nouakchott en moins d’un an. Cette dévaluation génère un effet richesse négatif qui réduit la consommation intérieure et freine l’investissement privé. De plus, la baisse des prix combinée aux transactions informelles engendre une perte significative des recettes fiscales, notamment sur les impôts fonciers et les plus-values immobilières. Ces pertes fiscales pourraient représenter jusqu’à 5% des recettes fiscales totales annuelles, soit plusieurs dizaines de millions de dollars, compromettant fortement le budget de l’État.
Cette diminution des recettes fiscales, ajoutée à une réduction des investissements productifs, risque d’accroître le déficit budgétaire et de limiter la capacité de l’État à financer les dépenses sociales et les infrastructures. Cette dynamique crée un cercle vicieux qui pourrait accroître la dépendance extérieure du pays et le rendre plus vulnérable aux chocs économiques. Sur le plan macroéconomique, la Mauritanie pourrait voir son taux de croissance fortement freiné, passant de projections optimistes à environ 4,9% en moyenne à un taux potentiellement inférieur à 3% si la panique persiste. Ce ralentissement compromet gravement les objectifs de développement durable.
En outre, la fuite des capitaux pousse les acteurs économiques à fuir les secteurs formels et productifs, freinant ainsi la diversification économique essentielle pour réduire la dépendance aux industries extractives. Cette crise patrimoniale exacerbe également les inégalités sociales, durcit le climat de méfiance envers les institutions et peut générer des tensions sociales et politiques d’une certaine gravité.
L’analyse économique de cette situation s’inscrit dans la théorie de la fuite des capitaux. Selon cette approche, formalisée par Charles Kindleberger, les détenteurs de richesses déplacent leurs avoirs hors d’un territoire lorsqu’ils anticipent une dévalorisation, une crise institutionnelle, ou une mesure de confiscation. Ce mouvement de fuite s’opère par la vente accélérée d’actifs non liquides (comme l’immobilier), la conversion en liquidité, puis le transfert vers des devises fortes ou des juridictions perçues comme sûres. Ce processus, souvent discret, repose sur des anticipations rationnelles. Les agents économiques, selon cette théorie, agissent de manière préventive à partir de signaux faibles, même en l’absence d’annonce officielle de crise. En Mauritanie, le durcissement du climat judiciaire et l’intensification des contrôles bancaires sont perçus comme autant de signaux incitatifs à l’évasion patrimoniale.
L’histoire économique mondiale regorge d’exemples similaires. En Argentine, en 2001, la population a massivement retiré ses fonds en devises et vendu ses actifs lorsque la parité dollar/peso a été menacée, précipitant la crise monétaire. Au Liban, depuis 2019, les élites ont vidé leurs comptes avant même l’instauration officielle des contrôles de capitaux, aggravant l’effondrement du système bancaire. En Tunisie, à la chute du régime Ben Ali, de nombreuses figures de l’ancien pouvoir ont cherché à transférer ou liquider leurs avoirs immobiliers dans un contexte de traque des biens mal acquis. Tous ces cas illustrent le même mécanisme : les premiers à quitter le navire sont ceux qui disposent de l’information et des moyens techniques pour se désengager rapidement.
Les conséquences économiques d’un tel comportement sont multiples et préoccupantes. Sur le marché immobilier, une multiplication des ventes à prix sacrifié provoque une baisse généralisée des prix, ce qui dévalorise les actifs utilisés comme garanties par les banques. Cela affaiblit leur bilan et accroît leur exposition au risque. Sur le plan bancaire, la montée des retraits en espèces peut conduire à des tensions de liquidité. Si la confiance des déposants ordinaires est affectée, un mouvement de panique généralisé pourrait suivre. Par ailleurs, la demande accrue de devises étrangères pour transférer les fonds à l’étranger pourrait exercer une pression sur les réserves en devises de la Banque centrale. Enfin, ces comportements envoient un signal négatif à l’ensemble des acteurs économiques : si ceux qui ont le plus profité du système cherchent à sortir, la crédibilité de la réforme et la stabilité du climat des affaires sont remises en cause.
La réponse de l’État doit être rapide et coordonnée. D’abord, la Cellule nationale de renseignement financier doit traiter de manière prioritaire toutes les alertes liées aux transactions immobilières suspectes et aux mouvements bancaires atypiques. Ensuite, l’administration fiscale doit ouvrir des enquêtes croisées sur les sources de financement des achats immobiliers récents et sur les vendeurs pressés. La Banque centrale, de son côté, doit renforcer les seuils de contrôle sur les sorties de devises et mettre en place une surveillance renforcée sur les opérations de retrait dépassant certaines limites. Il est également nécessaire d’activer les mécanismes de gel judiciaire des avoirs en cas de soupçon fondé. Enfin, une communication officielle doit être assurée pour éviter la propagation d’une panique généralisée.
Ensuite, la Banque Centrale de Mauritanie (BCM) a un rôle déterminant à jouer pour éviter une propagation de la défiance au reste de l’économie. Elle doit renforcer la surveillance du système bancaire et analyser en temps réel certains indicateurs clés, tels que le ratio prêts/dépôts (Loan-to-Deposit Ratio), le Liquidity Coverage Ratio (LCR) et le Net Stable Funding Ratio (NSFR), afin de détecter rapidement toute tension sur les liquidités.
Le ratio prêt/dépôt (Loan-to-Deposit Ratio, LDR) est un indicateur financier
essentiel pour évaluer la liquidité et l’efficacité de prêt d’une banque. Il
correspond au rapport entre le montant total des prêts accordés par la banque
et le montant total des dépôts collectés auprès de la clientèle, exprimé en
pourcentage. Le Liquidity Coverage Ratio (LCR) est aussi un indicateur
réglementaire clé qui fut introduit dans le cadre des Accords de Bâle III pour
renforcer la résilience à court terme des banques face aux crises de liquidité.
Il vise à garantir que les banques disposent d’un stock suffisant d’actifs
liquides de haute qualité (HQLA) pouvant être rapidement convertis en
liquidités pour couvrir leurs sorties nettes de fonds prévues sur une période
de 30 jours en situation de stress financier. Et enfin, le Net Stable Funding
Ratio (NSFR) est un ratio réglementaire introduit dans le cadre des accords de
Bâle III, destiné à assurer la stabilité à plus long terme de la structure de
financement des banques. Contrairement au Liquidity Coverage Ratio (LCR) qui
cible la résilience à court terme sur 30 jours, le NSFR vise à garantir que les
banques disposent de ressources stables suffisantes pour financer leurs actifs
sur un horizon d’un an. (Voir sur ces sujets mes articles sur mon blog et mes
ouvrages . Notamment; "La banque
centrale de Mauritanie", "les finances publiques
mauritaniennes", "Fiscalité mauritanienne" et "Macrofiscalité
mauritanienne".)
Au-delà de l'information fournies par ces indicateurs (très importante surtout dans notre culture de salons de bouche-à-oreille), des stress tests réguliers doivent être imposés aux banques pour mesurer leur résilience face à des scénarios de retraits massifs ou de chute de la valeur des garanties immobilières. Sur le plan réglementaire, la BCM pourrait également mettre en place des mesures temporaires de contrôle des capitaux, notamment des plafonds sur les retraits et transferts vers l’étranger, accompagnées d’obligations renforcées de déclaration pour les transactions immobilières importantes.
Enfin, des mesures techniques doivent être prises, en plus d’être complémentaires, elles viseront à restaurer la confiance des acteurs économiques, stabiliser le marché immobilier et favoriser un développement économique inclusif et durable à Nouakchott. Leur succès dépendra d’une mise en œuvre rigoureuse, transparente et concertée entre le gouvernement, les institutions financières et les acteurs privés.
Renforcement de la transparence et de la digitalisation des transactions immobilières
- Mettre en place une plateforme numérique officielle de gestion des ventes immobilières, intégrant un système de traçabilité des transactions et des paiements.
- Estimation chiffrée : Investissement initial de 500 000 $ pour le développement et le déploiement de la plateforme, avec un coût annuel de maintenance de 100 000 $. Cela permettrait de réduire de 40% les ventes frauduleuses et de regain confiance des acteurs.
Mise en place d’un système d’incitations fiscales favorisant l’investissement productif
Instaurer une réduction temporaire d’impôt sur les plus-values immobilières réinvesties dans des secteurs productifs (agriculture, industrie légère, TIC). Exemple chiffré : une exonération de l’impôt sur les plus-values pouvant aller jusqu’à 50% pour des réinvestissements sur une période de 3 ans. Cela encouragerait le maintien et la réallocation des capitaux dans l’économie réelle.
Création d’un fonds de stabilisation
pour l’immobilier de standing
Ce fonds, alimenté par une taxe
modérée sur les transactions immobilières urgentes, financerait des projets de
développement urbain et d’infrastructures. Proposition chiffrée : taxer à 2% les
ventes réalisées dans les 6 mois, générant un fonds de plusieurs millions de
dollars pour des investissements structurants.
Renforcement de la coopération entre
l’administration fiscale et la justice
Utiliser des outils technologiques
d’analyse des données pour détecter les connexions entre transactions suspectes
et réseaux de fraude. Ces mécanismes pourraient accélérer
les procédures et dissuader la revente rapide d’actifs volatils.
Sensibilisation et engagement des professionnels de l’immobilier.
Organiser des campagnes d’information sur les risques liés à la vente précipitée et promouvoir des pratiques éthiques dans le secteur.
En conclusion, on pourra dire que cette affaire met en lumière une réalité profonde : la tension entre la volonté de réforme structurelle portée par les institutions publiques, et les stratégies de préservation déployées par ceux qui ont longtemps profité de l’opacité. Si ces mouvements de capitaux incontrôlés ne sont pas traités avec rigueur, la réforme sera vidée de son contenu, et la confiance dans l’État de droit s’érodera. Inversement, une réaction coordonnée, ferme et transparente peut marquer un tournant réel vers une économie plus formelle, plus équitable, et plus résiliente.
Le choix appartient désormais aux autorités monétaires, fiscales et judiciaires. Avant qu'un Tsunami ne frappe les pouvoirs publics….en espérant qu'un autre non anticipé, mais écologiquement certain, ne vienne de la mer.
A bon entendeur…
Pr ELY Mustapha